Ce programme est consacré à la carrière de Jean Cuisenier. Il propose ainsi de reconstruire une partie de l'histoire de l'anthropologie française et de rendre compte de l'exceptionnalité du parcours de ce chercheur, de ses engagements scientifiques, de ses activités de divulgation, ainsi que de ses passions personnelles. Celle de Jean Cuisenier est une histoire à la fois unique et exemplaire qui a marqué profondément l'évolution de l'anthropologie française.
Durée du programme : 45 mn - Date de réalisation : 30/12/2005
Disciplines : Ethnologie, Anthropologie - Classification : Sociologie et anthropologie – Etude relative à une personne
Producteurs : ERASE - Université Paul Verlaine - Metz (UPV-M) - Service Audiovisuel et Multimédia (UPV-M) - Réalisateur : ERASE
Plan et Découpage du documentaire "Voyages du corps et de l'esprit - Jean Cuisenier" :
- 02:04 - De l'importance d'une formation philosophique
- 02:43 - L'enseignement à Tunis et les influences pour la thèse
- 02:53 - L'intérêt pour l'ethnologie de l'Europe et de l'Europe centrale
- 07:19 - L'étude de la parenté et de son efficacité sociale
- 09:39 - La ritualité au sein du groupe de parenté
- 04:00 - La revue Ethnologie Française et les changements du domaine
- 02:34 - Régionalisme et mondialisme
- 01:07 - Les ATP
- 03:52 - Les ATP et la culture contemporaine ordinaire
- 05:29 - L'aventure d'Ulysse
- 03:30 - Les autres dimensions du voyage
De l'importance d'une formation philosophique et les exemples :
Jean Cuisenier a suivi une formation d'humaniste. Les voyages qu'il a entrepris pour des raisons d'étude et pour des motivations professionnelles lui ont montré la nécessité d'accompagner la pratique de l'ethnologie avec une solide base de culture philosophique. En effet, la complexité de la vie humaine dans toutes ses manifestations offre à qui veut la comprendre un défi intellectuel, moral et émotionnel.
L'enseignement à Tunis et l'influence des grands pour la définition du travail de thèse
Raymond Aron (Paris 1905 - id. 1983) entre en 1924 à l'Ecole Normale de la rue d'Ulm, parmi ses condisciples Jean-Paul Sartre et Paul Nizan. Lecteur à l'Univeristé de Cologne (1930), puis pensionnaire à l'Academie de Berlin quindi (1931-1933), il sera temoins de la prise du pouvoir du nazisme. De retour en France, il soutien son doctorat en 1938, Introduction à la philosophie de la historie, dans lequel il analyse le problème des charges et des devoirs de la philosophie de l'histoire en relation avec la vie de l'individu. Entre 1940 et 1944, Raymond Aron est redacteur en chef du journal La France libre, à Londres.
Après la guerre, il continue à la fois une carrière éditoriale et un parcours académique. Il écrit pour Combat (1946), Le Figaro (1947 à 1976). En 1977, il collabore à L'Express, collaboration qui durera jusqu'à sa mort.
Il enseigne à l'Institut d'études politiques, à l'ENA, à la Sorbonne, à l'École pratique des hautes études et au Collège de France où il entre en 1970 pour occuper la chaire de Sociologie de la civilisation moderne. Raymond Aron a été membre de l'Académie des sciences morales à partir de 1963, Docteur Honoris Causa dans de nombreuses universités et laurat du prix Érasme en 1982.
Il s'est intéressé, entre autres auteurs, à Aristote, Marx, Machiavelli, Montesquieu, Tocqueville et Weber.
L'intérêt pour l'ethnologie de l'Europe et plus particulièrement de l'Europe centrale
De 1969 à 1998 Jean Cuisenier effectue des séjours répétés en Roumanie avec le concours et la collaboration de Mihai Pop et de chercheurs roumains. Il effectue des recherches sur l'habitat traditionnel rural, sur la relation aux animaux domestiques et sur la division sociale du travail selon les âges de la vie et la division sexuelle des rôles. Son attention se porte aussi sur le rôle du rite dans la société : le cérémonial des funérailles, la figuration de l'autre monde et celle des ancêtres familiers. Interrompus de 1979 à 1989, ces travaux ont repris en 1990 avec l'appui du Muzeul Taranului Român et l'aide de Horia Bernea, du côté roumain, et le soutien du Centre national de la recherche scientifique, du côté français. Ces recherches ont fait l'objet de diverses publications et notamment de deux livres, Le Feu Vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates, Paris, Presses Universitaires de France (1994) et Mémoire des Carpathes, La Roumanie millénaire, un regard intérieur, Terre Humaine, Paris, Plon (2000).
Sous les régimes communistes, en Roumanie et en Bulgarie, la collectivisation est contraignante et sévère. Cependant la pratique de la religion orthodoxe est entretenue en cachette et reste l'usage des rites funéraires et des coutumes nuptiales. Les derniers rhapsodes chantent l'épopée du Royal Marko, le héros macédonien des combats médiévaux contre les envahisseurs Ottomans. En 1989, les pays bulgares retrouvent la liberté de leurs usages et de leurs pratiques. Mais, la reconstruction d'une nouvelle société civile et d'une nouvelle économie est un long chemin difficile à parcourir.
Comment les idéaux de la tradition poétique et héroïque supportent-ils la confrontation avec les guerres qui embrasent les Balkans au nom de la religion, de la nationalité ou de l'ethnicité ? Après dix années de recherches en collaboration avec les spécialistes bulgares, Jean Cuisenier transmet la matière de ces oeuvres de la tradition orale (dont le joyau est certainement l'épopée narrant Les Noces de Marko) recueillies sur le terrain pour en dégager le sens dans les temps présents.
L'étude de la parenté et de son efficacité sociale
La parenté est l'ensemble des relations sociales fondées sur des liens de descendance et d'alliance matrimoniale reconnus culturellement.
Les études sur la parenté sont particulièrement intéressantes, car en prenant en compte des aspects biologiques de la vie d'un être humain, elles permettent d'observer des phénomènes présents dans toutes les sociétés. Cette universalité se décline cependant dans une multiplicité de formes variables, propres à chaque groupe humain. Si dans des sociétés différentes ont défini différemment le même lien biologique, presque dans tous les groupes sociaux, les formes de la parenté donnent aux ethnologues la clef d'accès aux structures sociales et à leur charge émotive, fonctionnelle, symbolique et normative. C'est pourquoi la classification de la parenté n'est pas biologique, mais elle doit plutôt être considérée comme l'expression d'une structure cognitive et culturelle.
Les études sur la parenté ont permis de reconnaître entre les individus les liens de consanguinité de ceux d'affinité et ont montré comment la définition de « lien de sang » varie d'une société à l'autre.
Malgré la grande variété offerte par la multiplicité des cultures, la relation entre parent et enfant et celle entre individus d'une même génération, représentent une donnée constante et brute que chaque société organise ensuite d'une manière particulière.
La parenté, à travers l'organisation des relations et la répartition des obligations au sein d'un groupe, permet de réglementer l'accès des individus aux ressources de la communauté, qu'il s'agisse de biens matériaux où de privilèges inhérents à un statut particulier. La parenté est donc un des moyens les plus efficaces pour constituer un groupe stable et régler le positionnement de l'individu dans un territoire et dans la société.
Les relations d'affinité, dont le mariage est un exemple, permettent de former des alliances durables dont l'importance sociale et évidente. Lévis-Strauss et Louis Dumont ont mis en évidence l'importance structurelle des règles d'alliance matrimoniale qui expriment, de manière variable, les liens de parenté organisant la vie sociale.
La ritualité au sein du groupe de parenté
En plein régime communiste roumain et sous Ceausescu, dans la région des Carpates la population a des comportements étrangers à ceux proposés et imposés par l'idéologie dominante. La vie sociale est régie par une logique des relations d'alliance et de parenté très exactement calculée. Elle est exercée surtout en fonction des perspectives d'héritage et de dotation. La gestion pragmatique des gestes et des choses s'effectue grâce à un cérémonial strict alors que le sens et la transcendance des gestes s'expriment à travers le rituel. Ces expressions de la culture roumaine, telles que les noces du mort-marié au Maramures ou le chant des Aubes lors des funérailles en Olténie, ne sont pas seulement les vestiges d'un patrimoine millénaire menacé de disparition mais aussi de performances aux enjeux réels, que des acteurs sociaux choisissent d'exécuter. Si certains des ces rituels ne sont plus pratiqués (par exemple, celui du "feu vivant") ou se sont modifiés, leur efficacité reste la même, car rien « n'actualise mieux des relations d'alliance et de parenté que la beauté et la perfection du rituel ». Quand les membres d'un groupe social célèbrent un événement (collectif ou individuel) auquel est attaché une importance particulière, ils pratiquent des activités à caractère rituel qui se différencient de celles du quotidien. Dans ces pratiques le groupe social exprime ses propres valeurs culturelles et sa conception du monde grâce à des gestes, des comportements et des objets qui ont une signification symbolique. La célébration du rituel impose une suspension du temps et des activités courantes pour consacrer les énergies de la communauté à la fête ou au deuil. Et permet d'interpréter la réalité en l'ordonnant dans une séquence cohérente et significative. Le cérémoniel alors souligne la solennité et l'importance de l'événement et marque l'appartenance des individus au groupe.
La revue Ethnologie Française et les changements du domaine
Ethnologie Française est une revue trimestrielle qui paraît quatre fois par an, à raison de trois numéros thématiques et d'un numéro consacré à un pays étranger. Elle est la revue de la Société d'Ethnologie française, publiée par le Centre d'Ethnologie française, avec le concours du CNRS depuis 1971. Elle a été édité d'abord par Maisonneuve et Larose, puis par Berger-Levrault, ensuite par Armand Colin, puis à compter de janvier 1999, par les Presses Universitaires de France. Après avoir pratiqué la publication de numéros mixtes, la revue Ethnologie français a choisi d'analyser les faits de société et les cultures par ses numéros spéciaux, tels que La ritualisation du quotidien ; Pratiques alimentaires et identités culturelles ; Les cadeaux : à quel prix ?
Depuis 1971, la REF s'est ouverte vers l'étranger grâce à des numéros consacrés à d'autres pays européens : Italie, Regard d'anthropologues italiens ; Roumanie, constructions d'une nation ; Russie, paroles russes ; Allemagne, l'interrogation ; Portugal, du Tage à la Mer de Chine, Espagne, Anthropologie et cultures ; Bulgarie, Finlande.
La REF s'ouvre aussi à des nouveaux champs de recherche en suivant l'évolution des disciplines ethnologiques et sociologiques : Sida : deuil, mémoire, Nouveaux rituels, Les nouveaux mouvements religieux. La REF s'insère dans les débats de la société et, par le biais de la rubrique consacrée aux comptes rendus d'ouvrage, elle se prête à une mise en perspective avec l'histoire, la philosophie ou la linguistique. La revue qui s'est tout d'abord adressé aux professionnels des sciences humaines s'ouvre de plus en plus à un public plus vaste, modifiant en conséquence son format et l'exercice d'écriture demandé aux auteurs. Grâce au serveur Internet, la REF ouvre sa vaste banque de données aux internautes pour présenter les sommaires et résumés (en français et en anglais) de ses numéros. Ethnologie française souhaite ainsi favoriser les échanges et susciter de nouvelles recherches.
Régionalisme et mondialisation
Local/Global. Ce couple de mots antagonistes est un des fils conducteur qui ont orienté traditionnellement l'anthropologie dans ses différentes perspectives de recherche. L'ethnologue dans son travail sur le terrain est confronté avec une réalité locale mais cette réalité n'est pas isolée, au contraire, elle participe à un réseau d'échanges et d'emprunts avec d'autres cultures. Ces échanges sont élargis par l'activité du chercheur lui-même qui multiplie les points de vue et ouvre des perspectives comparatives.
Les ATP
L'anthropologie a depuis toujours été mise en difficulté par la confrontation avec l'art comme objet d'étude. D'une part, c'est la difficulté due à la définition d'un tel objet qui pose problème. D'autre part, l'impossibilité d'identifier une commune mesure des canons et des critères qui, dans chaque société, fondent le champs sémantique de l'art, conduisent à s'interroger aussi sur le statut de l'artiste et sur celui de l'art en relation avec d'autres activités et d'autres acteurs sociaux (la religion, la politique, l'économie, l'artisanat, etc.) En se libérant de toute considération ethnocentrique sur les catégories du beau, l'anthropologie propose une lecture de l'art comme forme complexe et efficace de communication, expression d'une structure culturelle partagée et publique. A la suite de l'influence structuraliste, les anthropologues ont vu dans l'études des productions artistiques la possibilité d'observer la circulation des modèles et leur respect. D'autres auteurs comme James Clifford ont attiré l'attention sur le fait que la notion que l'occident se fait de l'art ne peut pas être appliqué directement à d'autres cultures, au contraire, elle doit être « traduite » à travers des opérations historiquement et politiquement contingentes.
L'anthropologie refuse désormais le concept d'art primitif. Elle ne concentre plus son attention sur une classification de valeurs des expressions artistiques, mais sur la complexité des manifestations (individuelles et collectives) d'une culture et sur les origines et le statut de la créativité. Par ailleurs, elle cherche à comprendre aussi les règles et les techniques qui permettent, dans chaque culture, d'appréhender la réalité et de transmettre les connaissances.
Les ATP et la culture contemporaine ordinaire
Les travaux consacrés au terroir et à la tradition populaire sont trop souvent sans rapports avec l'histoire savante et avec l'anthropologie des sociétés européennes.
Depuis son ouverture en 1972, le Musée National des Arts et Traditions Populaires oeuvre pour une réflexion toujours en prise avec la réalité, ayant la volonté de fonder une politique de conservation et de mise en valeur de notre patrimoine dans le sens le plus large du terme. D'égale manière sont pris et analysés finement les modèles et les spécimens variés de la production humaine, depuis ceux considérés comme les plus savants et les plus aboutis, jusqu'aux plus modestes et éphémères.
Les collections du MNATP présente ces objets, anciens ou contemporains, humbles ou plus élaborés, intéressants par leur forme, leur matière, les motifs qui les décorent, le contexte vivant dans lequel elles s'inscrivent. C'est à travers les objets d'usage quotidien que s'exprime la vie d'un peuple dans toutes ses manifestations. Il s'agit d'un patrimoine précieux constamment menacé par sa propre évolution, rapide et constante.
Jean Cuisenier, en tant que directeur du MNATP et du CEF, a contribué grandement à l'étude de l'art populaire : « l'art des "oeuvres' généralement considérées comme indignes de l'art, mais indissociables de l'art "savant", dont il est un des visages. »
L'aventure d'Ulysse
Jean Cuisenier rêvait de partir dans le sillage d'Ulysse.
« Avec l'auteur et ses collègues hellénistes, linguistes, historiens et navigateurs, embarquer pour une expédition de recherche sur un grand voilier moderne ! Depuis Ithaque et la Mer Ionienne, traverser la Mer Egée, comparer les routes possibles pour parvenir jusqu'à Troie, débarquer sur les sites archéologiques, repérer les ports des Achéens au pied des tombes-tumulus. Puis rembarquer pour la mer de Thrace, descendre toutes voiles dehors jusqu'au Cap Malée et, comme Nestor, retrouver la Pylos des Sables. »
Jean Cuisenier, Le périple d'Ulysse, Paris, Fayard, 2003. Note de l'éditeur.
Lors de deux missions successives, le bateau parcours la Méditerranée occidentale et les sites hantés par la mythologie. Pour Jean Cuisenier, « l'Odyssée n'est pas seulement une belle fiction : c'est la mémoire des routes maritimes à l'époque où les princes grecs du XIIIe siècle avant Jésus-Christ lançaient leurs premières expéditions de découverte et de commerce, une mémoire dont Homère fixe la forme écrite au VII° siècle en vers inoubliables. Cartes des courants et des vents sous les yeux, texte grec en mains, Jean Cuisenier propose un voyage qui est autant physique que spirituel, et nous permet de voir l'Odyssée sous un autre jour. Ce dont il s'agit est plus qu'une belle histoire, plus qu'une oeuvre d'art, c'est aussi et surtout un périple, un recueil d'informations ethnographiques et nautiques à déchiffrer. »
Jean Cuisenier, Le périple d'Ulysse, Paris, Fayard, 2003. Note de l'éditeur.
Les autres dimensions du voyage
Si Lévi-Strauss écrit en 1955 : "je déteste les voyages et les explorateurs", il existe néanmoins une profonde connivence entre le savoir anthropologique et le voyage. Expérience mentale et physique, le voyage est une métaphore réussie de la vie humaine. Le voyage produit souvent le dépaysement, condition nécessaire pour mettre en discussion les stéréotypes et les idées reçues. L'histoire de l'anthropologie peut être lue comme l'histoire d'un voyage progressif et infini partagé entre une tension entre unité et multiplicité. Toujours la découverte et la surprise conduisent à la mise en discussion des apparences.
Entretiens réalisés par Richard LIOGER - Conception et réalisation des prolongements pédagogiques : Federica TAMAROZZI - Image : Didier PARDONNET - Son : Stéphane MANCHEMATIN - Montage : Raphäel LEHRER - Mise en ligne : Claude ROCHETTE - Chargé de production : Claude ROCHETTE - Directeur de Production : Didier PARDONNET
Source Canal-U - Canal Socio - Universite Paul Verlaine - Metz :
Jean Cuisenier : Voyages du corps et de l'esprit - 2005
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